Larry Underwood
tourna au coin de la rue et trouva une place juste assez grande pour sa Datsun z,
entre une bouche d’incendie et une poubelle renversée dans le caniveau. Il y
avait quelque chose d’un peu dégoûtant dans la poubelle et Larry essaya de se
dire qu’il n’avait pas vraiment vu le chat crevé, tout raide, ni le rat qui
fouillait dans la fourrure blanche de son ventre. Le rat avait détalé si vite
dans la lumière de ses phares qu’il n’avait peut-être jamais existé. Mais le
chat était bien là, impossible de le nier. Et quand il coupa le contact de la z,
Larry se dit que, s’il croyait à l’un, il devait croire à l’autre. Ne disait-on
pas que Paris avait la plus grande population de rats du monde ? Tous ces
vieux égouts. Mais New York ne s’en tirait pas mal non plus. Et s’il se
souvenait bien de sa jeunesse dissolue, tous les rats de New York ne marchaient
pas sur quatre pattes. Mais que faisait-il dans sa voiture, devant cet immeuble
délabré, en train de penser à des histoires de rats ?
Cinq jours plus tôt, le 14 juin, il
se trouvait sous le doux soleil du Sud californien, patrie des cinglés, des
religions complètement dingues, des seules boîtes au monde à vous présenter des
danseuses nues vingt-quatre heures par jour, patrie de Disneyland. Et ce matin,
à quatre heures moins le quart il était arrivé au bord de l’autre océan, s’était
arrêté au péage du pont de Triborough. Il pleuvotait tristement. Il fallait
être à New York pour qu’une petite pluie d’été puisse paraître si morose. Larry
voyait les gouttes s’agglutiner sur le pare-brise de la z, tandis que l’aube
tentait de percer à l’est.
Cher New York,
me revoilà.
Et si les Yankees jouaient ce
soir ? Un match qui vaudrait peut-être la peine. Prendre le métro jusqu’au
stade, avaler une bonne bière, bouffer des hot-dogs, et regarder les Yankees
flanquer une raclée à ces connards de Cleveland ou de Boston…
Il crut rêvasser quelques minutes,
mais il faisait presque jour quand il reprit ses esprits. La montre du tableau
de bord marquait six heures cinq. Il s’était assoupi. Le rat n’était pas un
rêve. Car il était revenu se creuser un trou douillet dans le ventre du chat
crevé. L’estomac vide de Larry amorça une lente remontée. Il pensa klaxonner pour
chasser la bestiole, mais les maisons endormies avec leurs poubelles vides qui
montaient la garde l’intimidèrent.
Il s’écrasa au fond de son siège
baquet pour ne pas avoir à assister au petit déjeuner du rat. Encore une
bouchée, mon vieux, et puis je retourne dans le métro. Tu vas voir les Yankees
ce soir ? Alors, à tout à l’heure, mon pote. Mais je ne suis pas trop sûr
que tu me verras.
La façade de l’immeuble était
couverte de graffiti, cryptiques et menaçants : CHICO 116, ZORRO 93, LITTLE
ABIE NUMBER ONE ! Quand il était enfant, avant la mort de son père, le
quartier était pourtant agréable. Deux chiens de pierre montaient la garde au
pied de l’escalier qui menait à la grande porte à double battant. Un an avant
son départ pour la côte ouest des vandales avaient démoli celui de droite. En
commençant par les pattes de devant. Maintenant, les deux statues avaient
entièrement disparu, à l’exception d’une patte arrière du chien de gauche. Du
corps que son créateur lui avait donné pour mission de soutenir, il ne restait
absolument plus rien. Peut-être décorait-il la piaule d’un junkie portoricain. Peut-être
ZORRO 93 ou LITTLE ABIE NUMBER ONE ! l’avait-il emporté. Peut-être les
rats l’avaient-ils traîné dans quelque tunnel de métro désert, par une nuit
obscure. Peut-être avaient-ils enlevé sa mère par la même occasion. Il pensa qu’il
devrait au moins monter l’escalier et s’assurer que son nom figurait toujours
sur la boîte aux lettres de l’appartement numéro 15, mais il était trop fatigué.
Non, il allait rester là et
roupiller un peu, en attendant que les derniers globules rouges qui lui restait
encore dans l’organisme le réveillent vers sept heures. Ensuite, il irait voir
si sa mère habitait toujours là. Peut-être souhaitait-il même qu’elle n’habite
plus là. Si elle n’était plus là, tant pis. Il n’irait même pas voir les
Yankees. Une chambre au Biltmore, trois jours à pioncer, et puis il repartirait
vers l’Ouest. Dans cette lumière, sous cette bruine, avec ses jambes et sa tête
qui lui faisaient encore mal à cause de toute la came qu’il avait avalée là-bas,
New York avait à peu près autant de charme qu’une putain morte.
Il se remit à rêver, pensant à
ces neuf dernières semaines, essayant de trouver la clé qui lui expliquerait
comment vous pouviez tourner en rond pendant six longues années, à jouer dans
des boîtes toutes plus minables les unes que les autres, à enregistrer des
bouts d’essai, à accompagner des crétins absolument débiles, et puis tout à
coup, réussir en neuf semaines. À n’y rien comprendre. Autant essayer d’avaler
un parapluie. Il devait pourtant y avoir une réponse, songeait-il, une
explication qui lui permettrait d’écarter cette idée désagréable que tout n’avait
été qu’un hasard, un simple caprice du destin, a simple whim of fate, comme
dans la chanson de Dylan.
Les bras croisés, il somnolait, pensant
et repensant à ce qui s’était passé, avec en contrepoint une note sourde et
sinistre une note à peine audible jouée au synthétiseur lancinante, comme une
prémonition : le rat qui fouillait dans le cadavre du chat crevé, miam, miam,
quelque chose de bon par ici. C’est la loi de la jungle, mon vieux, si tu veux
jouer les Tarzans, vaut mieux savoir grimper aux arbres…
Tout avait vraiment commencé
dix-huit mois plus tôt. Il jouait avec les Tattered Remnants dans une boîte de
Berkeley. Un type de chez Columbia avait téléphoné. Pas un grand nom, un tâcheron
du vinyle. Neil Diamond pensait enregistrer une chanson de Larry, Baby, tu
peux l’aimer ton mec ?
Diamond enregistrait un album. Uniquement
des chansons à lui, à part un vieux truc de Buddy Holly, Peggy Sue Got
Married, et peut-être cette chanson de Larry Underwood. La question était
la suivante :
Larry accepterait-il d’enregistrer
une maquette de sa chanson et de participer à la séance d’enregistrement ?
Diamond voulait une deuxième guitare acoustique et il aimait beaucoup la chanson.
Et Larry avait répondu oui.
La séance avait duré trois jours.
Très réussie. Larry avait fait la connaissance de Neil Diamond, de Robbie
Robertson, de Richard Perry. Son nom figurait sur la pochette intérieure et on
l’avait payé au tarif syndical. Mais Baby, tu peux l’aimer ton mec ? n’était
finalement pas sorti sur le disque. Le deuxième soir, Diamond était arrivé avec
une nouvelle chanson à lui, et c’était elle qu’on avait finalement choisie.
Dommage, avait dit le type de la
Columbia. Ce sont des choses qui arrivent. Écoutez, pourquoi ne faites-vous pas
une maquette quand même. Je vais voir si je peux faire quelque chose. Larry
avait donc enregistré la maquette, puis il s’était retrouvé dans la rue. Les
temps étaient difficiles à Los Angeles. Quelques séances d’enregistrement, mais
pas beaucoup.
Un restaurant l’avait finalement
engagé pour chanter en s’accompagnant à la guitare. Et il miaulait des trucs
comme Softly as I Leave You et Moon River tandis que les vieux
cons parlaient business en s’enfilant des spaghettis. Il écrivait les paroles
sur des bouts de papier. Autrement, il les mélangeait ou même les oubliait complètement.
Et il débitait ses accords hmmmmhmmmm, ta-da-hmmmm en essayant d’avoir l’air
aussi suave que Tony Bennett improvisant quand il se gourait, l’air d’un con. Et
il avait commencé à entendre partout la musique sirupeuse qu’on distille dans
les ascenseurs et les supermarchés. Morbide.
Et puis, neuf semaines plus tôt, le
type de Columbia avait rappelé. Surprise totale. Il voulait faire un 45 tours
avec sa maquette. Pouvait-il revenir pour l’arrangement ? Naturellement qu’il
pouvait. Et il s’était pointé aux studios de la Columbia à Los Angeles un
dimanche après-midi, avait doublé sa propre voix sur une deuxième piste pour Baby,
tu peux l’aimer ton mec ? en une heure à peu près, puis avait
enregistré Pocket Savior, une chanson qu’il avait écrite pour les
Tattered Remnants, sur la face B. Le type de la Columbia lui avait remis un
chèque de cinq cents dollars et un contrat à la noix de coco. Larry se
retrouvait pieds et poings liés, mais la maison de disques ne s’engageait
pratiquement à rien. Le bonhomme lui avait serré la main, lui avait dit qu’il
était bien content de le voir entrer dans la famille, lui avait répondu avec un
petit sourire apitoyé quand Larry lui avait demandé ce qu’on ferait pour la
promotion du 45 tours, puis il était parti. Comme il était trop tard pour encaisser
le chèque, il l’avait glissé dans sa poche et était parti faire son tour de
chant chez Gino, le restaurant. Vers la fin de la première partie, il avait
chanté une version édulcorée de Baby, tu peux l’aimer ton mec ? Le
propriétaire du restaurant avait été le seul à l’entendre, mais il lui avait
dit de garder sa musique de nègres pour les femmes de ménage.
Et puis, il y avait de cela sept
semaines, le type de Columbia avait encore rappelé pour lui dire d’aller s’acheter
un exemplaire de Bilboard. Larry s’était précipité chez le marchand de journaux.
Baby, tu peux l’aimer ton mec ? était en troisième position au
palmarès des nouveautés de la semaine. Larry avait rappelé le type de Columbia
qui lui avait demandé si par hasard il n’aimerait pas déjeuner avec quelques
gros pontes de la maison. Pour parler d’un album. Ils étaient tous très
contents du 45 tours qui passait déjà à la radio à Detroit, à Philadelphie et à
Portland. La chanson semblait partie pour faire un tube. Elle s’était classée
en première place pendant quatre nuits consécutives dans une émission de
musique soul de Detroit. Personne ne semblait savoir que Larry Underwood était
blanc.
Il s’était soûlé au déjeuner et n’avait
même pas remarqué qu’il avait bouffé du saumon. Personne n’avait paru s’inquiéter
de le voir bourré. Un des grands pontes avait dit qu’il ne serait pas surpris
que Baby, tu peux l’aimer ton mec ? remporte un Grammy dans un an. Du
petit-lait. Il croyait rêver et, en rentrant chez lui, il avait eu l’étrange
certitude qu’un camion allait le renverser et que tout s’arrêterait là. Les
grosses huiles de Columbia lui avaient remis un autre chèque, de 2 500
dollars cette fois. Arrivé chez lui, Larry avait décroché le téléphone. Son
premier appel avait été pour Gino. Larry lui avait dit qu’il allait devoir lui
trouver un remplaçant pour jouer Yellow Bird pendant que ses clients
avalaient ses foutues nouilles mal cuites. Puis il avait appelé tous ceux qui
lui passaient par la tête, y compris Barry Grieg des Remnants. Et il était
ressorti pour prendre une biture de première classe.
Il y avait cinq semaines, le 45
tours s’était classé parmi les cent premiers titres du Billboard. Numéro
quatre-vingt-neuf. Avec l’astérisque réservé aux titres chauds. C’était la
semaine où le printemps avait vraiment commencé à Los Angeles et, un bel après-midi
de mai, chaud et ensoleillé, les immeubles si blancs et l’océan si bleu, à vous
en faire sauter les yeux des orbites comme des billes, il avait entendu pour la
première fois son disque à la radio. Trois ou quatre amis étaient là, y compris
sa poule du moment, et ils s’étaient modérément envoyés en l’air à la cocaïne. Larry
sortait de la cuisinette avec un sac de biscuits quand il avait entendu le
slogan familier de la station KLMT – Ya ba da ba douououou – et Larry s’était
arrêté, médusé d’entendre sa propre voix sortir des haut-parleurs Technics :
Je sais que
j’t’avais pas prévenue,
Je sais que tu n’attendais
plus,
Mais Baby, toi seule peut me
le dire,
Baby, tu peux l’aimer ton mec ?
C’est un brave type tu sais
Baby, tu peux l’aimer ton mec ?
– Nom
de Dieu ! C’est moi ! avait-il dit.
Et il avait laissé tomber son
sachet de biscuits par terre, avait ouvert la bouche bien grande, et puis il
était resté là, figé comme une pierre. Ses amis avaient applaudi.
Il y avait quatre semaines de
cela, sa chanson était passée en soixante-treizième place au palmarès du Billboard.
Et il avait commencé à avoir l’impression qu’on l’avait brutalement propulsé
dans un vieux film muet où tout va trop vite. Le téléphone n’arrêtait plus de
sonner. Columbia réclamait son album pour profiter du succès du 45 tours. Un
jojo de A & R l’appelait trois fois par jour pour lui dire qu’il
devait absolument entrer chez eux, tout de suite, pour enregistrer un remake de
Hang On, Sloopy des McCoys. Un succès monstre ! hurlait l’andouille.
Il faut y aller tout de suite, Lar ! (Il n’avait jamais vu ce type, et il
ne lui donnait plus que du Lar, même pas Larry.) Un succès monstre ! À s’en
faire péter les bretelles !